Parlons maintenant des acteurs dans l’espace mondial. C’est devenu un vrai sujet, ça ne l’était pas autrefois parce qu’on était dans l’évidence, l’acteur dans l’espace mondial, dans ce qu’on appelait alors le système international, c’était l’Etat, point final. Et donc il y aurait selon cette grammaire aujourd’hui, 193 acteurs dans l’espace mondial. La chose est profondément renouvelée, et commençons par une petite provocation, mais qui en réalité n’en est pas une : combien y a-t-il d’acteurs dans l’espace mondial aujourd’hui : 7 milliards, car la planète compte 7 milliards d’êtres humains, nous sommes tous potentiellement des acteurs de l’espace mondial. Faites vos comptes, faites le bilan de chacune de vos journées et comptez le nombre d’actions internationales que vous commettez, comme consommateur, comme spectateur, téléspectateur, voyageur, et vous verrez à quel point nous sommes tous des acteurs, quelquefois microscopiques de l’espace mondial, mais réellement acteurs de l’espace mondial. Tout cela d’abord parce que la mondialisation a porté ses fruits. La mondialisation en engageant le monde dans une interdépendance très vive fait que nous sommes tous dépendants de tous, que les acteurs économiques sont dépendants entre eux, que les acteurs sociaux le sont aussi, que les acteurs religieux etc etc Mais bien sûr, tout ceci ne serait pas possible sans le fondement même de cette mondialisation, c’est-à-dire l’essor des communications qui fait que tout individu, à Lagos, au Caire, à Dakar ou à Hong Kong est en mesure d’entrer directement en communication avec un autre sans passer par aucune médiation. C’est-à-dire que l’espace mondial est devenu un espace d’échange généralisé et ininterrompu entre tout le monde. La part du politique s’en trouve rétréci, où est le vieux rôle médiateur du politique dans ces échanges auxquels nous procédons quotidiennement par internet, par le téléphone portable et par tous les moyens modernes de communication ? Alors cela impose à l’analyste de pouvoir dresser une typologie de ces acteurs. Je distinguerai deux types d’acteurs. Les acteurs transnationaux, c’est-à-dire ceux du marché banal de la vie mondiale, des entrepreneurs identitaires c’est-à-dire ces acteurs qui se détachent des Etats, qui en sont indépendants, mais qui cependant accomplissent pleinement un rôle particulier, spécifique de plus en plus pesant dans le fonctionnement de l’espace mondial. Alors les acteurs transnationaux, on peut à nouveau les subdiviser. On peut ainsi distinguer ce que j’appellerai les acteurs agrégés, des acteurs entrepreneurs. Ce sont des individus qui, spontanément sont en situation de s’agglomérer et en s'agglomérant à mesure que cette agglomération devient forte et puissante, constituent des flux. Qu’est-ce que c’est qu’un flux ? C’est une récurrence d’actions internationales commises par toute une série d’individus, qui choisissent ou ne choisissent pas d’ailleurs de s’agréger. Des investisseurs financiers, ce sont des individus, qui commettent des actes individuels, mais vous imaginez à quel point l’agrégation des investisseurs financiers au sein de l’espace mondial, créant des flux de circulation des capitaux, pèse de manière de plus en plus décisive sur le jeu international. Les migrants c’est la même chose, le migrant est un individu, mais lorsque des individus sont de plus en plus nombreux à suivre le même cheminement, ils constituent un flux migratoire et la cartographie nous montre que ce flux peut être plus ou moins épais, plus ou moins consistant, donc plus ou moins structurant de l’espace mondial. A côté de cela vous avez quelque chose de tout à fait différent, c’est-à-dire des acteurs transnationaux qui existent sous forme d’entreprises. Là ce ne sont plus des individus, ce sont des organisations. Qu’est-ce que c’est qu’une entreprise, au sens que lui donnait le grand sociologue allemand Max Weber ? C’est un groupement, doté d’une direction administrative, vous voyez une organisation, et qui agit en référence à des objectifs fixés. Les ONG, les ONG qu’est-ce que c’est ? des associations à but non lucratif qui agissent dans l’espace mondial pour promouvoir un certain nombre d’objectifs, et bien ce sont des acteurs transnationaux. Les medias transnationaux, dont le rôle est de plus en plus important, prenez CCN international, Al Jazeera, prenez BBC international, France 24, c'est à dire, de véritables acteurs transnationaux qui pèsent de plus en plus fortement sur l’espace mondial. CNN touche environ chaque jour disons 500 millions d’individus, mais ces individus sont des relais auprès d’autres individus, si bien qu’on peut considérer que la dame ou le monsieur qui préparer le journal du matin sur CNN vient influencer par son discours peut-être 2 milliards d’individus, 2/7 de la population mondiale et donc structurer véritablement l’agenda international. Face à cela vous avez un autre type qui est l’entrepreneur identitaire. L’entrepreneur identitaire est d’abord à mi-chemin entre l’acteur agrégé et l’acteur entrepreneur, c’est en quelque sorte un acteur qui propose, qui offre une identité dans l’espace mondial, sachant que cette identité offerte n’est pas identique à l’identité citoyenne, c’est-à-dire à l’offre que les Etats viennent accomplir. Alors les principaux entrepreneurs identitaires ce sont les acteurs religieux et justement, certains acteurs religieux sont très organisés, proches de la notion d’entreprise que je développais tout à l’heure, il s’agit par exemple de l’église chrétienne romaine, d’autres sont beaucoup plus décentralisés, les réseaux de prêcheurs en islam ne relèvent pas véritablement d’une organisation en entreprise, ce sont souvent des initiatives individuelles, on est plus proche de la logique de l’agrégation. Il reste que ces entrepreneurs identitaires viennent considérablement transformer l’espace mondial, c’est-à-dire offrent aux individus de nouvelles identités, au moment où les Etats régressent dans cette capacité. L’offre citoyenne proposée par les Etats est souvent une offre qui se trouve affadie, parfois même inaudible, parce que ces Etats sont faibles, parce qu’ils sont peu institutionnalisés, parce qu’ils sont peu légitimes, parce qu’ils sont peu attrayants. Et l’on voit à ce moment-là des entrepeneurs de substitution apparaître, acteurs religieux ou alors acteurs tribaux, communautaires, le clan, le lignage, la tribu, l’ethnie - même si ces notions doivent être surveillée - constituent des entrepreneurs identitaires qui fournissent aux individus que nous sommes des offres de substitution, des identités de substitution à celle qu’un Etat plus ou moins mal en point est capable d’offrir. Et, dans cette situation évidemment, l’entrepreneur identitaire est mal vu de l’Etat parce que non seulement il fait le travail de l’Etat, mais il vient en quelque sorte contester la force de l’allégeance citoyenne, monopolistique, exigeante qui est la marque de l’Etat souverain. On voit bien, en Afrique, le rôle des confréries, le rôle de l’islam dans les pays qui se trouvent à la frontière de ce monde musulman qui s’étend de plus en plus vers le sud des espaces sahariens. Mais on voit bien aussi, dans le conflit des Grands lacs notamment, l’importance et souvent l’importance diabolique et violente de l’offre identitaire de type ethnique. On voit bien comment de plus en plus, là où l’Etat est défaillant, les acteurs religieux ou les acteurs identitaires viennent tenter leur chance auprès des individus et donc considérablement complexifier l’espace mondial. Pourquoi l’espace mondial ? et bien parce que ces offreurs n’ont pas de frontière, ils agissent indépendamment du cadre étatique. Alors regardez avec moi ce monde triangulaire qui est le nôtre aujourd’hui. C’est-à-dire un monde à 3 angles. L’angle des Etats, type encore important, plus que ça, juridiquement dominant de l’ordre international. Mais désormais flanqué de 2 rivaux, que sont les acteurs transnationaux, qui eux jouent la carte du marché, de l’association, de la globalisation, de la mondialisation, et puis enfin ces entrepreneurs identitaires qui veulent redessiner la carte du monde en fonction des solidarités ethniques ou religieuses. Pensez que notre espace mondial est le résultat de l’affrontement ou de la rivalité du moins, quotidienne de ces 3 types d’acteurs. Vous comprenez bien dans ces conditions pourquoi et comment la question de l’acteur et de la rivalité entre les acteurs devient l’élément clé de la structuration de l’agenda international.