La mondialisation : c’est un mot flou, un concept incertain, à la fois un étendard pour les uns, un épouvantail pour les autres, … une des raisons de ces visions très idéologiques et contrastées est son extrême complexité. Notre monde est à la fois local, national, régional, international et transnational, on le dit « glocal », un monde diversifié, inégal, mobile, changeant et la mondialisation, en fait les processus de mondialisation remettent en question l’ensemble des pratiques sociales et même des concepts qui permettent de les analyser. Ces processus sont ambivalents et paradoxaux. Le premier paradoxe est entre un ordre international-interétatique fondé sur une hiérarchie de rapports de puissance entre les Etats, et des acteurs-accélérateurs de la mondialisation (eux-mêmes hiérarchisés) qui sont fondamentalement transnationaux (que ce soient les firmes, les ONG, les bourses, internet, twitter, etc.) Le deuxième paradoxe est entre un ordre international-interétatique fondé sur des souverainetés territoriales protégées par des frontières où l’Etat a le monopole de la violence légitime, et des flux transnationaux pour lesquels ces frontières sont des obstacles à franchir au moindre coût, à contourner, à transcender, voire à supprimer. Le troisième paradoxe est, plus généralement, entre une dynamique d’intégration, d’inclusion, d’unification et son contraire l’exclusion, toutes sortes d’exclusions. Il n’y a pas de consensus sur une définition de la mondialisation, alors on peut tenter de la définir par ses principales manifestations : Une mondialisation économique d’abord, avec la division internationale du travail, une explosion des flux de commerce, une intégration des marchés à l’échelle mondiale, stimulée par le développement des transports, la libéralisation des échanges de biens et de services, donc un développement spectaculaire des interdépendances, des échanges et des mobilités, mobilités de biens, d’informations, de capitaux, de personnes, etc. Ensuite une mondialisation financière, avec l’explosion du capitalisme financier, dont les flux, licites et illicites, organisent et déterminent la vie des individus et des sociétés. Une mondialisation culturelle aussi, avec la consommation de masse des biens culturels et une homogénéisation de la façon de parler, de s’habiller, de se former, de penser, de se distraire, de se cultiver, de se déplacer ou de se nourrir… Dans cette analyse en tiroirs, le trait commun est la capacité d’inclusion des individus (avec ou sans leur consentement, au centre ou à la marge des processus), toutes les sociétés sont concernées, plus d’échappatoires, plus d’isolat possible, et cela même s’il existe entre les sociétés et à l’intérieur des sociétés des variations de forme et de degré de ces dépendances. Mais on peut aussi tenter de définir la mondialisation par ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas une mondialisation comme les autres, les historiens et économistes parlent de Première mondialisation du 15-16eme au 18eme siècle avec les Grandes découvertes, la première vague de colonisation et cette projection transatlantique de l’Europe par le commerce qui transporte, qui exporte, avec les esclaves africains dans les bateaux, bien d’autres choses que sont le modèle de l’Etat national territorial, le capitalisme, l’individualisme, des langues et une religion. Puis, ils parlent d’une deuxième mondialisation, plus puissante encore, celle de la révolution industrielle du 19eme et une nouvelle vague de colonisation étendue au monde entier et dont la crise de 1929 démontre à tous les effets d’interdépendances. Mais notre mondialisation contemporaine, celle dans laquelle nous sommes tous peu ou prou immergés, et qui débute à la fin du 20eme siècle est un saut quantitatif et qualitatif considérable de ces interdépendances, une accélération-complexification pour laquelle les outils d’analyse sont encore bien imparfaits. Elle n’est pas non plus une internationalisation, ni une universalisation, ni occidentalisation. Pas une internationalisation car ce qui domine, ce qui organise, ce sont des flux transnationaux. Pas une universalisation car elle englobe des sociétés et des individus de façon diversifiée et inégale économiquement, socialement, symboliquement, culturellement. Elle n’est pas non plus une occidentalisation car les différentes sociétés/Etats/entreprises/individus qui y participent n’en ont pas la même conception, ni la même perception, ni les mêmes pratiques. Enfin, elle n’est pas non plus un projet politique construit délibérément par une élite mondiale plus ou moins occulte et stigmatisée dans des conceptions complotistes, mais en revanche, elle est devenue un phénomène politique mondial. Il n’y a pas eu de projet politique, de pensée et d’invention politique de cette mondialisation, même s’il y a eu des décisions politiques d’accompagnement des ces processus notamment sur le plan économique par les dérégulations, libéralisation des échanges etc. Elle est devenue un phénomène politique mondial car le modèle de développement dominant de la régulation par le marché, en fait aujourd’hui une forme hégémonique, très diversement vécue dans les sociétés du Nord et mal vécue dans les sociétés du Sud et dans les pays émergents. Revenons maintenant au processus-levier de la révolution technologique de la communication généralisée. L’objet connecté dans votre poche, c’est à la fois l’ubiquité et l’individualisation extrême : partout en même temps, de façon instantanée et par contacts direct d’individus à individus. Avec Internet potentiellement en tout lieu, la distance n’a plus de sens, il existe un espace commun mondial et unique, pour s’informer et se former, pour se mobiliser et revendiquer, pour consommer -voir la très forte croissance du e-commerce avec ses géants globaux comme Amazon ou Alibaba-, ou pour maintenir des liens transnationaux, pour les migrants, les réfugiés, les diasporas, les générations familiales, etc Cette densification/complexification sans médiations apparentes, cette hyper-réticularité ont bouleversé les pratiques sociales, sociétales, économiques, politiques et spatiales d’une façon dont on mesure encore mal les effets. Mais attention il ne faut pas s’y tromper, il y a bien une médiation, celle des entreprises monstres de l’internet Google, Facebook, Twitter, et une course technologique effrénée, des investissements considérables en recherche et développement et dans les infrastructures : les satellites, les câbles sous-marins, les fibres, les data center géants etc. Il y une concurrence terrible pour capturer, surveiller et surtout vendre nos données personnelles, nous sommes tracés et géolocalisés, généralement à notre insu. Il y a bien des censeurs, même si pour les Etats qui veulent isoler leur population de ce flux, le coût politique est de plus en plus élevé puisque cette censure est immédiatement visible et dénoncée sur les réseaux sociaux. Et il y a bien des crypteurs pour protéger les données, et c’est une industrie florissante, ou se protéger des contrôles. Il y a des gendarmes pour surveiller. Un débat mondial tendu entre citoyens, Etats sur la pente sécuritaire face au terrorisme et firmes multinationales de l’internet porte justement sur cette surveillance et ces contrôles. Il y a des hackers-pirates pour s’introduire de façon ciblée ou massive, paralyser, détourner, désinformer, rançonner, bref une cybercriminalité très active. Mais cette inclusion informationnelle d’individus plus ou moins agglomérés en communautés d’amis n’est PAS une intégration sociale. D’autant plus que beaucoup en restent exclus malgré l’augmentation de l’accès à la communication dans les pays du Sud, terrain privilégié des entreprises de télécommunication. Donc, n’en déplaise aux « anti-mondialistes » et aux nostalgiques, les capacités et les usages d’internet et des réseaux sociaux ont tout changé, par l’ouverture des frontières, par l’accès à l’information et à l’échange pour des millions de personnes qui en ignoraient tout, par l’augmentation spectaculaire du volume et de la vitesse de diffusion de contenus de tous types et par la diversification et multiplication à l’infini les producteurs de contenus (des individus, des groupes, des institutions, des entreprises, des mafias….). MAIS le résultat de cette ouverture reste très ambivalent car la circulation et la viralité des images et des twittos lapidaires de 140 caractères se font souvent au détriment de la qualité des contenus, et donc exposent les plus fragiles et les moins formés aux manipulations et à la désinformation. Voyons maintenant quelles sont les principales conséquences sur l’espace mondial. Premièrement le monde mondialisé et réticulaire est très fortement inégalitaire et pour certains il doit le rester. C’est un cliché, une illusion, une erreur que de postuler que la mondialisation fait perdre aux lieux toute importance. Non, les réseaux sont fortement hiérarchisés et connectent des lieux qui n’ont pas tous la même « valeur ». Cette mondialisation a besoin pour s’approfondir, de différences entre les lieux du monde (différences de salaires, de cadres juridiques, de types de consommations etc.) et pour ces réseaux qui sont des liens entre des lieux et entre des acteurs à l’échelle mondiale l’information fluide est absolument indispensable. Deuxièmement, la visibilité croissante des inégalités, des souffrances et des luttes : ce qui était caché ou ignoré saute aux yeux, dont ces hiérarchies et ces inégalités qui sont ressenties d’autant plus comme des injustices. Au-delà des effets spectaculaires comme la circulation virale de « Je suis Charlie » ou de la photo du corps d’un enfant syrien sur une plage, l’immersion dans les mouvements sociaux ou les conflits et la diffusion instantanée de leurs images change la donne politique mondiale. Et chaque outil nouveau périme rapidement le précédent. Des applications pour téléphones permettent l’immersion dans les conflits et les mobilisations, diffusés en direct et massivement. Elles sont à la portée de tous car moins coûteuses, plus agiles, moins filtrées et plus accessibles. Dans cet espace virtuel mondial du « live », pauvre en médiation d’interprétation, de contextualisation et de mise à distance, s’est créé un espace immense pour la communication politique, pour les entrepreneurs politiques, les entrepreneurs identitaires et les entrepreneurs de violence, qu’il s’agisse du recrutement des djihadistes, des réseaux d’extrême droite, des pétitions en lignes, des lanceurs d’alerte, des nouvelles mobilisations et solidarités, où photos et vidéos jouent un rôle essentiel en fonctionnant sur l’émotion. Quels seront les effets en profondeur sur les sociétés et sur les individus et les systèmes politiques de ces nouvelles « proximités », qui ne nécessitent plus ni la connaissance de l’autre et de la diversité des constructions sociales, ni la contiguïté dans un même espace et un même territoire ? Ces nouvelles proximités relient mais elles n’intègrent pas… Troisième point enfin, il y a Etat d’urgence dans l’espace mondial L’ensemble des sociétés du monde, qui ne forment pas encore une société mondiale se trouve face à un couple étrange et explosif anomie/visibilité. L’anomie, c’est-à-dire l’absence de règles, car la question est de savoir qui régule, comment, au nom de quoi et pour qui ? Comment réguler ce mélange incroyable d’acteurs et de réseaux ? La régulation par le hard power est en échec, à la fois très couteux et inefficace. Les guerres sont sans fin, les interventions sans victoire, et le terrorisme mondialisé est incontrôlable. La régulation par le soft power est bien usée, par exemple l’hégémonie culturelle américaine ne s’est pas transformée en hégémonie politique. La capacité des Etats à définir un modèle propre de développement et des politiques publiques autonomes est de plus en plus contrainte, particulièrement dans les pays émergents du Sud. Les timides tentatives de régulation de la finance transnationale et de ses paradis fiscaux opaques sont de peu d’effet. Les flux mafieux transnationaux : trafic de drogue, de personnes, d’armes, de médicaments etc. prospèrent La gouvernance globale des migrations n’existe pas. Autrement dit, la question posée est celle de la souveraineté. Elle reste la base du système international et est de plus en plus en décalage avec le fonctionnement effectif du monde globalisé. Ce qui est aussi en jeu aujourd’hui dans ce couple explosif anomie/visibilité, c’est la question de la démocratie, car il n’y a pas eu d’invention alternative à celle de l’Etat pour la construction, l’exercice et la protection de la démocratie. Ce qui enfin est en jeu c’est l’urgence de la réduction du fossé entre l’inclusion économique et informationnelle et l’exclusion sociale, c’est la nécessité d’intégrer socialement face à un marché qui désintègre. La gouvernance de la mondialisation n’a pas d’institutions, ne prend pas en compte les acteurs privés, pourtant dominants : firmes multinationales, acteurs religieux, acteurs sociaux, elle n’a pas d’objectifs ni de modalités de mise en œuvre. Enfin, ce qui est en jeu c’est de réduire l’exclusion politique et la négation de l’altérité. Il ne peut pas y avoir de mondialisation soutenable sans la prise en compte des autres avec leur histoire, leurs économies, leurs sociétés et leurs espaces. Ce qui est en jeu c’est la capacité à construire, partager et mettre en place une vision de la soutenabilité sociale et environnementale à long terme, qui prenne en compte les biens communs et les besoins des individus et des sociétés dans leur diversité, leurs souffrances et leurs attentes. Ces questions sont pourtant posées depuis plus de 40 ans, par le rapport Meadows en 1970, le rapport Brundtland en 1987 ou encore le rapport de la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation en 2004. L’absence d’espace pour concevoir une coopération régulatrice entre tous les acteurs et dans le monde entier, qu’ils soient publics (Organisations internationales / Régions / Etats / Communautés territoriales) ou privés (firmes multinationales / organisations non-gouvernernentales / organisations de la société civile), cette absence d’espace de coopérations aggrave très dangereusement les frustrations. Et ces frustrations nourrissent les cris morbides de ceux qui -de plus en plus nombreux- appellent aux replis dans des espaces nationaux bien gardés qui sont autant d’illusions périlleuses et porteuses de guerres.