L’identité, tout le monde aujourd’hui a ce mot à la bouche… comme si l’identité expliquait tout, comme si l’identité était devenue la variable explicative principale, non seulement des comportements sociaux mais de la transformation des systèmes politiques. Alors le terme est déjà très ambigu, il va falloir s’y attarder un moment avant d’envisager les conditions d’opérationnalisation de ce concept et surtout déterminer comment le tenir en bride. L’identité de toute façon en science politique est un concept incontournable, si on créé une cité, si on invente un système politique, si on dirige un État, il faut donner une identité à la collectivité concernée. L’identité veut dire alors la définition de soi par rapport à l’autre, et derrière l’identité se trouve la question de l’altérité : qui est l’autre qui est suffisamment différent de moi pour que véritablement il soit rejeté en dehors de moi pour qu’il constitue l’altérité ? Et donc on comprend que, ce concept, qui s’est inséré comme naturellement dans le jeu politique et dans la construction des systèmes politiques renvoie à une stratégie en fait, et nous définirons l’identité comme étant cet ensemble de stratégies de définition par rapport à l’autre que les individus et les groupes forgent en fonction de leurs désirs, de leurs intérêts et des contraintes de situation. L’identité reine a longtemps été, dans le modèle classique, l’identité nationale. Les États sont en mesure de gouverner une nation, cette nation fournit à l’État son identité. Et, autre problème, l’identité elle-même va devoir se définir par rapport à la culture, cet autre concept obscur de la science politique et des sciences sociales. La culture va alors donner sa substance à l’identité. C’est par la culture que l’identité pourra se décrire et surtout décrire les différences qui viennent la distinguer des autres identités, bref, distinguer le soi de l’autre. Vous sentez que tout ceci n’est pas si commode. La tentation est grande quand on dit culture, de sombrer dans une déviation de la science politique qui s’appelle le culturalisme. Que veut le culturalisme ? Et bien considérer que cette culture serait innée, comme tombée du ciel et déterminerait l’ensemble des comportements des individus. Vous êtes né musulman, donc vous êtes nécessairement de culture islamique, vous êtes né en occident, vous êtes de culture chrétienne et occidentale et ainsi de suite. C’est très schématique, il faut donc là aussi savoir maîtriser ce concept de culture et on va y revenir dans un instant. L’identité elle-même mérite critique, l’identité, comme la culture, ne saurait être pérenne, elle ne saurait être naturelle, il n’y a pas d’identité naturelle, il n’y a que des identités construites, et donc le travail de la science politique, du politiste, comme d’ailleurs du sociologue, est de déterminer les conditions dans lesquelles cette identité se construit. C’est ça qui est intéressant, la sociologie de la construction de l’identité, beaucoup plus que l’identité en soi, comme si par parenthèse une identité ne variait pas, une fois qu’elle est donnée et attribuée à un groupe elle se transmettrait ainsi de génération en génération sans être repensée et reconstruite. Donc on voit bien le double contexte dans lequel nous nous trouvons : un contexte qui affère à l’individu d’abord, c’est-à-dire la manière dont chacun d’entre nous, nous construisons et reconstruisons notre identité, parce que, attention, chaque individu a plusieurs identités. Je suis homme ou femme, j’ai une nationalité, j’ai une profession, j’ai une région d’origine, j’ai une langue, j’ai aussi des sympathies politiques pour des traditions politiques anciennes, j’ai donc aussi une identité politique, comment vais-je faire le choix entre ces différentes identités ? Et puis, si véritablement l’identité est affaire de construction individuelle, il ne faut pas croire que l’individu va tisser son identité tout seul, il y a des entrepreneurs qui vont l’aider, les entrepreneurs identitaires, qui nous font des offres identitaires, au nom de la religion, où on considérera que, parce que vous êtes musulman vous devez avoir un certain comportement, au nom de la nation, en fonction de laquelle on vous assignera aussi tout un ensemble d’allégeances, au nom de votre sensibilité politique et ainsi de suite. Alors si l’identité, c’est cette définition perpétuellement reconsidérée par rapport à l’autre, la culture elle, va donner un sens à cette identité, et nous le savons depuis le grand anthropologue américain Clifford Geertz, qui a publié en 1973 un ouvrage extraordinairement important <i>The interpretation of cultures</i>, dans lequel le grand anthropologue nous dit la culture n’est pas une chose, la culture n’est pas cette sorte de réservoir de trésors dans lequel on amasserait des connaissances, des références artistiques, des philosophies, des religions etc. Non la culture c’est un système de significations, c’est un code, c’est ce qui permet aux individus de se comprendre entre eux, et ceux qui ne sont pas de cette culture d’avoir quelques difficultés à comprendre la culture des autres. Donc nous sommes bien dans un univers de sens qui est en perpétuelle relation avec cette construction identitaire. Et donc, la construction identitaire, nous devons à l’échelle de l’espace mondial, la considérer à travers son instrumentalisation politique, c’est peut-être l’élément le plus sensible : comment les identités sont créées, comment les identités sont offertes, comment les identités sont sollicitées, comment elles sont gérées, comment elles sont transformées par les entrepreneurs identitaires d’une part, mais par chacun d’entre nous également, et comment cette transformation perpétuelle de l’identité donne son empreinte au systèmes politiques et aux sociétés Car effectivement il est clair que ces constructions identitaires d’individus-citoyens, en s’agrégeant donnent une orientation au système politique auquel ils appartiennent. Alors, à partir de cette idée d’instrumentalisation, il y a deux idées que la science politique, que la sociologie, que l’anthropologie, que l’histoire également, mettent en évidence. D’abord, comment apparaît une identité, comment vient-elle à émerger, comment se constitue-t-elle en offre ? Offre aux individus que nous sommes. Et là encore façon de considérer que les identités ne sont pas naturelles mais sont bien créées, socialement crées. Et l’autre question, c’est comment ces identités, une fois qu’elles sont captées par les individus se trouvent gérées pour susciter, banaliser, pérenniser des mobilisations de toute nature. Alors, partons de deux exemples concrets qui ont profondément marqué notre histoire contemporaine et donc l’espace mondial dont nous sommes les héritiers aujourd’hui. Le premier exemple est celui de la partition de l’Inde. Alors on a dit des choses beaucoup trop définitives à propos de la partition de l’Inde, le réveil du religieux, cette incompatibilité structurelle, essentielle, culturelle, entre l’islam et l’hindouisme qui aurait naturellement abouti à cette partition de l’empire britannique de l’Inde, et, au départ en tous les cas, à la formation de ces deux États-nations que sont l’Union indienne d’une part, à majorité hindouiste, et le Pakistan d’autre part, lui presque exclusivement constitué de musulmans. Mais cette vision est trop simple et, justement, elle manque l’essentiel, c’est-à-dire le mécanisme qui a permis à cette identité de se construire et d’aboutir à la naissance de deux systèmes politiques. Prenons le père fondateur du Pakistan, Muhammad Ali Jinnah, Jinnah n’avait rien d’un fondamentaliste religieux, cet homme dont on sait qu’il buvait whisky, mangeait eggs and bacon au petit déjeuner avait une collection importante de costumes taillés sur pièce, à Londres n’est pas la figure de l’islamisme telle qu’elle nous est aujourd’hui familière et telle qu’elle existait déjà à l’époque derrière la personnalité de ce véritable islamiste qu’était Abul Ala Maududi. En fait, l’idée de Jinnah était très simple, tant que les musulmans sont minoritaires dans l’espace indien, ils n’ont aucune chance d’accéder au pouvoir, ni au pouvoir politique, ni au pouvoir économique, ni au pouvoir culturel, ni au pouvoir social. Et donc la seule chance pour les musulmans de pouvoir accéder à ces fonctions est d’avoir leur système politique, ça n’est pas une question d’incompatibilité culturelle, ça n’est même pas une question de sources culturelles c’est simplement une question d’aménagement de la cité. Et c’est la raison pour laquelle Jinnah a proposé cette formule, qui finalement a été acceptée, autant par les Britanniques que par les Indiens hindous, à savoir la partition de l’Inde. L’autre exemple, qui est beaucoup plus contemporain et sur lequel je voudrai insister c’est celui du Moyen-Orient, dont on nous explique aujourd’hui qu’il est comme frappé de la malédiction d’une concurrence à mort entre les sunnites et les chiites, qui sont effectivement deux traditions religieuses de l’Islam, qui se sont séparées très anciennement dans l’histoire mouvementée et tourmentée de cette région du monde. Et on nous explique ainsi que deux coalitions aujourd’hui se font face l’une constituée de l’Iran, de la Syrie et du Hezbollah avec ce prolongement que serait la rébellion yéménite, face à l’Arabie saoudite et la plupart des États sunnites de la région : les États du Golfe, l’Égypte et la Jordanie par exemple. Cela aussi c’est beaucoup trop simple, si on regarde ce qu’il y a à la base des conflits qui marquent le Moyen-Orient, de ces 3 principaux conflits : le conflit israélo-palestinien, qui est un conflit nationaliste banal entre une population palestinienne qui ne s’est pas vu reconnaitre le droit d’avoir son État et l’État d’Israël tel qu’il a accédé à l’indépendance en 1948. Le deuxième conflit c’est le conflit de la Syrie, la Syrie n’est pas un pays chiite, c’est un pays dans lequel une minorité alaouite, très différente de la tradition ancienne du chiisme est au pouvoir. Et, enfin, si on prend le conflit irakien, beaucoup plus intéressant, on s’aperçoit qu’il y a 3 communautés fondatrices de l’Irak, à savoir les sunnites, les chiites et les kurdes, Saddam Hussein était sunnite, et comme pour punir les sunnites des crimes de Saddam Hussein, le régime post 2003 a exclu la communauté sunnite de l’exercice du pouvoir. C’est cette exclusion politique d’une communauté qui a peu à peu réactivé la référence au sunnisme et qui a permis à Daesh de s’imposer comme entrepreneur identitaire, jouant du levier sunnite pour activer la rébellion de cette minorité comme ostracisée et rejetée. Qu’est-ce qu’il y a derrière tout cela, une lutte politique banale, où l’essence religieuse n’a rien à faire et n'a rien à voir, où véritablement ce qui se dessine, ce sont des conflits politiques qui viennent instrumentaliser la référence religieuse, de manière à mobiliser de manière plus efficace. C’est-à-dire qu’il y a derrière ces emblèmes religieux, non pas une cause mais un instrument. Savoir distinguer la cause de l’instrument, c’est évidemment essentiel dès lors qu’on veut résoudre les problèmes. Résoudre les problèmes du Moyen-Orient, construire la paix au Moyen-Orient ne suppose pas l’effacement de la dualité chiites/sunnites, elle suppose la recomposition de sociétés et de systèmes politiques suffisamment intégrés pour que les marqueurs religieux n’aient plus d’efficacité dans un sens comme dans l’autre. Voilà pourquoi notre travail, ici en Espace mondial, c’est de comprendre comment les identités sont manipulées et instrumentalisées pour brouiller les appels politiques, pour souvent compromettre l’ordre politique, parce que une chose doit être bien claire, les identités ne sont pas territorialisables. Vous ne pouvez pas transformer des identités en territoires parce qu’il n’y a pas de territoire pur, et c’est bien heureux ainsi, des territoires dans lesquels figurerai seulement une identité et personne d’autre, ceci n’existe pas, donc si vous voulez ethniciser les territoires, il faut passer au mieux par l’épuration ethnique au pire par le génocide. Ce qui prouve bien que cette référence identitaire n’a de sens qu’instrumentalement, si on veut lui donner une signification essentielle, alors à ce moment-là c’est l’espace mondial qui ne peut plus fonctionner.