La puissance c’est un peu le mot fétiche en relations internationales et donc dans toute étude globale, dans toute étude mondiale. La puissance c’est ce qui en un seul mot résumait et l’action de l’Etat et ce jeu international qui s’est peu à peu construit au lendemain de la paix de Westphalie et de la construction d’un système interétatique. Qu’est-ce que ça veut dire la puissance ? La puissance c’est un concept de sociologie, que l’on doit au grand sociologue allemand Max Weber. La puissance, c’est la capacité d’imposer à l’autre sa propre volonté, quels que soient les moyens utilisés. Donc vous voyez d’une part la puissance est définie comme une capacité, celle de faire plier l’autre, on voit qu’on se situe résolument dans un rapport de force et même dans un rapport de coercition, parce qu’en effet, la deuxième partie de la définition nous dit « quels que soient les moyens », le propre de la puissance c’est de pouvoir mobiliser toutes les ressources, quelles qu’elles soient, la loi, le droit, la morale n’entrant plus en ligne de compte. Faire preuve de puissance c’est la capacité de terrasser l’autre, terrasser renvoyant à cette forme extrême d’usage de la force que constitue la guerre et en particulier la guerre totale. Et ceci nous met dans l’ambiance de la conception classique des relations internationales. Dans la conception classique des relations internationales, depuis Westaphalie, depuis Hobbes, nous l’avons déjà vu, depuis tous les grands théoriciens du XIXe siècle et notamment les théoriciens de la guerre comme Clausewitz, les relations internationales se résument à une compétition entre Etats souverains qui sont habilités à user de la force lorsqu’ils le souhaitent, et plus exactement lorsqu’ils en ont besoin pour préserver leur intégrité mais aussi leur intérêt national. Les Etats, nous expliquait Hobbes sont comme des gladiateurs dans l’arène, ils sont dans une sorte d’état de nature entre le monde policé, c’est ce qui se passe à l’intérieur de l’Etat, mais à l’extérieur de l’Etat, la rivalité est complète, tous les moyens sont bons, et ceci est grave parce que cela nous engage a considérer que la guerre est, du coup, l’état normal des relations internationales et que la puissance vient en quelque sorte régler le jeu belligène, le jeu des rapports de guerre entre les Etats. Et, en 1945, quand a vraiment démarré la science des relations internationales, la science politique des relations internationales aux Etats-Unis, cette idée de puissance était tout à fait centrale et d’ailleurs elle était valorisée. 1945, les Etats-Unis sortaient vainqueurs d’un effroyable conflit mondial, 60 millions de morts, et considéraient que c’était leur puissance qui avait débarrassé le monde du monstre nazi. Donc on n’avait pas peur de présenter la politique internationale comme étant la power politic c’est-à-dire cette politique de puissance qui permet à un Etat de faire prévaloir, non seulement ses droits, mais comme je le disais tout à l’heure ses intérêts. Partant d’une telle vision l’analyse est simple. Il suffit de deux choses : premièrement trouver des marqueurs de puissance, c’est-à-dire d’établir le niveau de puissance auquel se situe un Etat et d’autre part de construire une politique internationale en termes d’équilibre de puissance, la fameuse balance of power, concept qui a déjà tellement servi dans la science politique interne. Alors, les marqueurs de puissance ont été au centre même de la construction d’une science politique des relations internationale. Spontanément, le premier marqueur de puissance, presque tautologique, c’est la capacité militaire. On pouvait facilement non seulement évaluer mais classer les Etats en fonction de leur niveau de capacité militaire et cette capacité militaire elle-même était pensée soit en termes d’équipement, on comptait le nombre d’hommes mobilisables, on comptait le type d’armement dont disposait un Etat, et ceci est lié, aux dépenses militaires et pendant très longtemps, les Etats-Unis ont couvert à eux seuls pratiquement la moitié des dépenses militaires mondiales. Ils sont redescendus autour de 40% dans les 10 dernières années, ils remontent en ce moment pour se stabiliser, avec la présidence Trump, autour de 46%, 46% des dépenses militaires mondiales, donc la conséquence s’imposait d’elle-même, les Etats-Unis étaient la super puissance. D’aucun c’est même essayé au concept d’hyper puissance qui dominait le monde. Ça c’est la vision classique, on y reviendra. Mais il faut compléter le tableau. Les marqueurs ne se limitent pas aux attributs militaires, ni aux dépenses militaires, parce que pour réaliser un équipement militaire compétitif, il faut avoir les moyens économiques, donc derrière l’indicateur militaire se trouve l’indicateur économique, qui très vite va être considéré comme le principal indicateur de puissance. Et l’indicateur économique est tout trouvé, il s’agit du produit intérieur brut, que les économistes présentent eux-mêmes comme la force de frappe de l’économie de chaque pays. Et ceci permet là aussi de classer le premier que constituent les Etats-Unis, qui sont plus ou moins rattrapés par la Chine. Pourquoi je dis plus ou moins ? Parce que l’indicateur du produit intérieur brut est fragile, il a été beaucoup discuté, prenez-le avec précaution. Et très vite un certain nombre d’économistes nous ont dit très justement, attention, il faut comparer les PIB à parité de pouvoir d’achat, c’est-à-dire qu’avec 1 dollar aux Etats-Unis vous n’obtenez pas la même contrepartie qu’avec un dollar en Chine. Et donc si on prend en compte la parité en pouvoir d’achat la Chine rattrape les Etats-Unis et c’est tout le débat qui est relancé sur la course à la puissance aujourd’hui. Alors vous voyez que cet indicateur économique est important, décisif, il devient complexe dans son usage. Et derrière l’indicateur économique apparaissent de plus en plus d’autres indicateurs de puissance plus fins dont il faut savoir tenir compte. Par exemple la capacité technologique, de plus en plus nombreux sont ceux qui vous disent que la vraie puissance se trouve dans la capacité de maîtriser la technologie. Et puis vous avez d’autres indicateurs plus classiques, l’étendue du territoire, la population, deux pays dans le monde actuellement dépassent le milliard d’habitants, l’Inde et la Chine, est-ce que cette richesse démographique, avec tous les problèmes qu’elle peut poser, devient un marqueur évident de puissance ? Certains pays, comme le Nigéria en Afrique, revendiquent leur droit de jouer un rôle particulier dans le concert international parce qu’ils sont très peuplés. Est-ce que donc le nombre d’habitants rejoint le PIB pour vous installer à un niveau supérieur dans le classement en termes de puissance. Voyez qu’à mesure que je donne ces indicateurs la notion de puissance devient plus compliquée, c’est pas seulement la puissance militaire, c’est la puissance économique, ce n’est pas seulement la puissance économique, c’est aussi la puissance technologique, et puis on peut parler aussi peut-être de puissance culturelle, on y reviendra tout à l’heure, c’est un élément important que cette capacité, pour certains Etats, de jouer de leur culture pour peser sur le choix et l’orientation d’autres Etats. Ça c’est effectivement l’aspect marqueur. Maintenant il y a l’aspect systémique. Une fois que l’on classe les Etats dans des catégories et des niveaux de puissance, beaucoup ont considéré, c’est à la base de toute la théorie classique des relations internationales, que la paix ne sera possible que si l’on parvient à un équilibre de puissance, pourquoi ? Parce que s’il y a déséquilibre de puissance le plus fort est évidemment tenté de pouvoir profiter de son avantage pour conquérir des avantages sur le plus faible, donc préserver la paix c’est préserver l’équilibre des puissances. C’est tout le jeu du système bipolaire. Maintenant, les choses sont devenues plus compliquées. Elles sont devenues plus compliquées à partir de la défaite américaine au Vietnam, 30 avril 1975 les troupes du Viêt-Cong entrent à Saigon, la plus grande puissance américaine est défaite par plus petit qu’elle. Que s’est-il donc passé ? Est-ce que les Etats-Unis n’ont pas su mener cette guerre ? Ou est-ce que plus profondément on ne trouve pas ici les premières failles d’un jeu de puissance ? Est-ce que l’on ne s’engage pas aujourd’hui vers un autre système international, où la puissance ne serait plus tout à fait puissante, où elle n’aurait pas l’efficacité d’hier. Après tout, les Etats-Unis n’ont jamais gagné de guerre depuis 1945, sauf celles menées dans le cadre de vastes coalitions mondiales comme l’opération tempête du désert en 1990. Ça veut quand même dire quelque chose qui rappelle ce premier coup de tonnerre qu’a été l’échec des grandes puissances européennes dans les guerres de décolonisation. Ce qui prouve que la puissance n’est pas tout. Alors aux Etats-Unis on a réagi après la défaite militaire du Vietnam en opposant au hard power qui ne fonctionnerait plus très bien, un soft power. Ce que nous ne pouvons pas gagner par les armes, peut être pouvons-nous le gagner par des manières plus douces d’exercer sa domination. La qualité des universités, la langue, l’économie bien entendu, la culture, la consommation. Et très longtemps on a cru que ce soft power américain, c’était en quelque sorte la nouvelle recette qui permettait à l’espace mondial de fonctionner et aux Etats-Unis de dominer. C’est vrai que d’un certain point de vue, certaines boissons sont populaires un peu partout dans le monde et que le prestige des universités américaines vient en quelque sorte transcender les tentatives des autres visant à les concurrencer. Mais est-ce que pour autant ceci provoque une adhésion à la politique américaine ? On peut boire du coca cola, porter des blue-jeans, on peut sortir de Harvard sans être pour autant l’agent, l’agent convaincu de la politique étrangère américaine. C’est peut-être le second échec de la puissance, qui dessine un monde autre que celui auquel pensait Hobbes, qui est un monde, bien sûr de concurrence, bien sûr de rivalités, mais d’une part d’interdépendances, et surtout un monde dans lequel les sociétés ont un rôle de plus en plus actif à jouer. Que peut la puissance contre les sociétés ? Le canon peut contre le canon, le canon peut-il contre la société, les convictions, les opinions ou les souffrances individuelles. Ça c’est peut-être le grand défi qui est lancé à la puissance aujourd’hui.