Nous allons traiter maintenant des questions d’inégalités dans l’espace mondial. En fait c’est la question la plus importante. Vous savez que l’esprit de ce cours est de considérer que la crise sociale qui caractérise le système international est telle qu’elle vient aujourd’hui gouverner tous les grands enjeux politiques, diplomatiques, stratégiques qui se trouvent couverts par ces questions liées à l’inégalité sociale, avec d’ailleurs une question que personne ne se pose jamais mais qui est essentielle, à savoir : est-ce que le système mondial tel qu’il s’est constitué avec la mondialisation peut supporter le poids d’inégalités si fortes ? A l’échelle des nations, cela serait pratiquement impossible. Comment dès lors peut-on imaginer cette inégalité possible à l’échelle de l’humanité tout entière ? C’est l’enjeu du sujet, c’est dire qu’il est important, et pourtant, il n’est pratiquement pas traité… C’est un des grands paradoxes de notre discipline que de laisser de côté ces questions, et lorsqu’on s’en saisit, en fait on botte en touche. C’est bien là le problème essentiel que nous allons examiner ensemble. C’est un peu comme, lorsqu’à la fin du 19e siècle on parlait de l’inégalité au sein des nations, à ce moment-là tous les arguments étaient bons, les inégalités sont naturelles, les inégalités sont passagères, les inégalités vont s’estomper avec la modernisation, donc confiance ! La réalité est bien plus complexe, et ce même discours nous l’entendons aujourd’hui à l’échelle du monde, le monde est très inégalitaire, un Malawite a un revenu de 250 dollars par an alors qu’un Norvégien a un revenu qui avoisine les 100 000 dollars par an, cela ne fait rien, tout ceci est affaire de développement à parachever et accomplir. Ce que je voudrais vous montrer dans ce cours, c’est que, en fait, derrière ces inégalités il y a quantité de facteurs que l’on ignore trop vite et une sorte d’ignorance naïve de la part des dirigeants, qui ne se préoccupent jamais de ces questions. Est-ce que vous entendez des chefs d’Etat des pays riches inscrire dans leur programme électoral ou dans leur rhétorique officielle des références à l’insécurité alimentaire ou l’insécurité sanitaire du monde. Est-ce que vous avez vu en novembre 2009 lorsque s’est tenu le Sommet de la FAO à Rome des chefs d’Etat des pays riches venir pour en débattre ? Non, ceci est laissé aux technocrates, ceci est laissé aux exécutants. Alors, ça ne veut pas dire que rien ne se fait. Il y a eu, suite à la décolonisation, de grandes institutions qui ont été créées. La CNUCED – la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, puis l’année suivante en 1965 le PNUD, le Programme des Nations unies pour le développement qui a inventé ce grand concept d’IDH - indicateur de développement humain - en 1990, combinant les capacités économiques des sociétés, les espérances de vie et le niveau d’éducation. Il y a eu ce fameux rapport du PNUD en 1994, sur la nécessaire consolidation de la sécurité humaine, mais, en fait, le discours dominant tenu sur le Sud par le Nord, c’est l’exotisme, c’est les plages de sable blanc, c’est rarement la réalité sociale, qui pourtant est à la base des conflits qui ensanglantent l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Asie du Sud. Alors parler d’inégalités n’est pas chose extrêmement facile. Inégalités de qui et de quoi ? Evidemment ce qui vient tout de suite à l’esprit c’est l’inégalité des richesses, le fait que par exemple 84% des richesses du monde sont détenues par 8% de la population mondiale. Mieux encore on sait, depuis que OXFAM a publié son fameux rapport, que 1% des habitants de la planète détiennent 50% de ces richesses. On sait que cette inégalité se traduit par exemple par le fait que le Nord, les pays développés du Nord représentent 16% de la population mondiale mais 70% de ses richesses. L’autre aspect des inégalités, c’est que ces inégalités sont mouvantes, elles ne sont pas figées bien entendu, il faut en avoir une vision dynamique, historique presque je dirais, à savoir que ces inégalités vont croissantes. Certes, il y a de moins en moins de pauvres, ou plutôt les pauvres sont de moins en moins pauvres, ce qui est une bonne nouvelle, mais comme les riches sont encore beaucoup plus riches, le fossé qui sépare dans le monde les riches des pauvres ne cesse de s’accroitre. Si vous prenez par exemple les pauvres, c’est-à-dire ceux qui touchent moins de 1,25 dollars par jour, ils étaient près de 2 milliards en 1980, ils ne sont plus qu’un milliard, divisé par 2 aujourd’hui. Inégalité aussi des ressources, notre planète est ainsi faite que vous avez des pays dont le sous-sol est extraordinairement riche et d’autres qui ne peuvent en rien bénéficier des richesses de leur sous-sol parce que celui-ci n’est pas très productif ni sur le plan agricole ni sur le plan des minerais. Si bien que cela créé dans le Sud des îlots de richesses, je pense aux pays producteurs de pétrole et que cela créée aussi de la part des pays riches des instincts de pillage dans les pays riches de sous-sol au Sud mais dont l’Etat est trop faible pour pouvoir en bénéficier de manière positive ou en faire bénéficier leur population. Pensez au pillage du diamant pendant la guerre en Sierra Leone, ou le pillage systématique de la République démocratique du Congo dont le sous-sol est un des plus riches au monde. Et puis il ne faut pas oublier surtout les inégalités vécues, c’est-à-dire pas celles que l’on peut construire à partir des indicateurs que je proposais tout à l’heure, mais c’est, par exemple les conditions de vie telles qu’elles sont ressenties par des individus. Il faut avoir bien avoir en tête qu’un milliard d’êtres humains ne sont pas convenablement logés. Il faut avoir en tête que les espérances de vie varient énormément d’un pays à l’autre, en Sierra Leone l’espérance de vie est de 48 ans, au Japon de 84, vous voyez la différence. Et, à l’intérieur même des pays riches, vous avez des inégalités qui se creusent. Un exemple célèbre, si vous prenez le métro à Londres, des quartiers Ouest vers les quartiers Est, chaque station que vous passez se caractérise par une espérance de vie inférieure d’un an. Inégalité des minorités, sachez que dans notre monde actuel, 1 milliard d’individus se considèrent comme minoritaires, exclus, alors qu’au contraire les autres utilisent leur position majoritaire pour bénéficier du maximum d’avantages et de droits. Et que dire enfin de l’inégalité sexuelle, c’est-à-dire le fait qu’une femme a beaucoup moins de chance d’obtenir un revenu décent qu’un homme. Qu’une femme a beaucoup moins de chance d’obtenir un emploi qu’un homme. Qu’une femme a beaucoup moins de chance d’accéder aux diplômes de l’enseignement supérieur qu’un homme. Ce qui créé donc, non seulement une inégalité objective dans la planète, mais une inégalité subjective, c’est-à-dire le sentiment d’exclusion, et le sentiment d’exclusion c’est précisément ce qui est la matrice de toutes les violences contemporaines. Alors essayons de voir maintenant ce qui est peut-être le cœur de ces inégalités, l’inégalité en matière alimentaire. Cette question de l’insécurité alimentaire est apparue dans les années 1970, années de grands bouleversements, de grands changements sur le plan de la planète à tel point que la FAO en 1974 a créé son fameux Conseil de sécurité alimentaire pour tenter de remédier à ces inégalités très grandes. C’est le grand problème, le grand problème de ces 800 millions d’individus en situation de malnutrition. 800 millions qui étaient arrivés presque au milliard en 2009 et avec lesquels la planète croit que l’on peut ainsi prolonger l’ambiguïté et les inégalités. La communauté internationale a un peu réagi en 1996 avec un programme ambitieux ; diviser par deux le nombre des mal-nourris. S'ils étaient 800 millions en 1996 lorsque s’est tenu le Sommet, ils sont toujours 800 millions aujourd’hui. Certes la population mondiale a augmenté, mais le nombre d’individus victimes de malnutrition est resté stable. En 2000, le grand Sommet des objectifs mondiaux de développement les OMD avait été plus prudent et avait dit, et bien on va essayer en tous les cas, de diviser par 2, non pas le nombre mais le pourcentage des individus atteints de malnutrition, et là, comme l’objectif était plus modeste, on a pu, dans un grand nombre, une soixantaine de pays, réaliser cet objectif. Derrière cette question de la sécurité alimentaire, il y a d’abord un effet de compétition. C’est parce que le Nord mange trop et trop bien que le Sud mange moins bien. C’est parce que le Nord s’empare de plus en plus des terres du Sud pour nourrir les populations du Nord que les pays du Sud ont de plus en plus de difficultés à créer une agriculture nationale. C’est aussi lié à des questions écologiques, sachez par exemple que la désertification en Afrique avance de 10 cm toutes les heures, ce qui a pour effet de réduire les surfaces cultivables. Affaire aussi de développement, l’urbanisation, presque outrancière dans les pays du Sud, est extrêmement rapide détruit les surfaces cultivables. Logiques politiques également : mal-gouvernance, guerres, incapacité des organisations internationales de se pencher sérieusement, et notamment les Nations unies sur les questions de faim dans le monde. Et surtout logiques spéculatives. Pensez, que pour les plus pauvres le budget alimentaire représente 90% du budget des familles. C’est dire que lorsque les prix montent, et bien les familles pauvres n’ont pas d’autre choix que de réduire leur consommation. C’est ce qui s’est produit par exemple en 2007 lorsqu’en 2 semaines le prix du riz a augmenté de 20%. Et me direz-vous, si ces prix se mettent à baisser ? Et bien à ce moment-là les principales victimes ce sont les petits agriculteurs du Sud qui ne s’en sortent plus. Vous voyez qu’on est dans un jeu perdant-perdant, à chaque fois effectivement les inégalités se reproduisent plus qu’elles ne se corrigent. Est-ce qu’il y a une fatalité derrière tout ça. Non. Non si on met en place un programme d’intégration sociale internationale. Mais au-delà de cette intégration sociale matérielle, c’est bien d’une intégration sociale symbolique dont on a besoin, des liens sociaux, de l’amitié, de la solidarité à construire. Est-ce que la coopération internationale est capable de faire face ? Pensez que le Conseil de sécurité des Nations unies ne s’est pas une seule fois depuis 1945 saisi de questions de sécurité alimentaire. Pensez que les politiques de coopération entre Etats favorisent davantage la clientélisation et la corruption des gouvernements du Sud plutôt qu’un véritable réveil et essor des sociétés. C’est-à-dire que ces politiques doivent être totalement repensées. Si elles ne le sont pas, le choix reste simple pour celles et ceux qui souffrent désespérément de la faim dans les pays du Sud, la migration vers le Nord est le choix le plus rationnel. Mais c’est encore le choix le plus pacifique. Que dire de ces enfants soldats qui sont recrutés par des milices parce que c’est pour eux la seule façon de lutter contre la faim qui les afflige. Comment interpréter l’essor des violences régionales et internationales dans le Sahel, en Asie centrale, au Yemen autrement que par référence au poids de la faim et de l’insécurité alimentaire ? C’est donc bien d’un projet global dont l’espace mondial a besoin. Il faudrait pour cela qu’il soit inscrit sur l’agenda international, et ça personne véritablement ne s’y intéresse, préférant les manœuvres militaires à une réflexion approfondie sur ces questions fondamentales.